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    Chronicles of Fire and Steel est une uchronie basée sur les ouvrages de George R. R. Martin. Actuellement, nous sommes en An 132, lune 4, 1ère moitié de la lune et notre zone de jeu s'étend de Westeros à Essos. Le forum est interdit aux moins de 16 ans. Dans le staff, vous trouverez trois administrateurs : Aelix, Rhaenyra et Baela. Pour les accompagner, une équipe de choc avec deux modérateurs : Mysaria et Daemon; ainsi qu'une animatrice : Rhaenar. [Staff]
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    Le Deuxième Orage
    Maris Baratheon
    Maris Baratheon
    Le Deuxième Orage
    Molli fugiens anhelitu [Terminé] Da7a4146d5916a8679f4dcfcd8c6c441f0c137a4
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    Molli fugiens anhelitu


    Avec une moue de regret, Maris observa l’extérieur morose depuis sa fenêtre ; il y avait plus de six jours qu’il pleuvait sans discontinuer. Le ciel vomissait de brutales et violentes averses, lorsqu’il ne bavait pas un crachin sinistre, peut-être plus désagréable encore que les giboulées soudaines qui avaient au moins pour elles le mérite d’être brèves. Des franges brumeuses se perdaient dans les bois dont les arbres peuplaient l’horizon comme d’étroits fantômes. Les chemins étaient gorgés d’une boue sombre, opaque, qui éclaboussait lorsque l’on marchait dedans.
    Avec une grimace, elle observait les domestiques se presser à l’extérieur, capuches rabattues sur les oreilles, bas détrempés et crottés.
    Elle hésitait. L’humidité la laissait frissonnante, mais la perspective de ne pas y aller la tourmentait. Combien de jours encore parviendrait-elle à repousser l’échéance ? Combien de nuits réfléchirait-elle aux bons mots à employer ? Aux arguments pour convaincre ? Lorsqu’elle se décidait un jour, elle changeait du tout au tout le lendemain, faisant et défaisant la tapisserie de son raisonnement sans se satisfaire.

    Dans la cour intérieure d’Accalmie, les chiens arrivèrent d’abord. Eux, semblaient peu dérangés par le temps maussade. Au contraire, ils jappaient, bondissaient dans les flaques et se roulaient dans la fange avant de s’ébrouer.
    La haute stature de Lord Baratheon suivit. S’il n’allait pas jusqu’à se jeter dans la gadoue, lui non plus n’apparaissait pas perturbé par le ciel qui se vidait sur ses épaules.

    “Où sont mes bottes ?” s’impatienta Maris en observant son père enfiler ses gants. “J’attends.”

    La domestique balbutia avant de se dépêcher de les sortir.

    “Êtes-vous sûre de vouloir aller dehors ? Avec ce temps ?” s’inquiéta la femme en nouant les lacets de la lady.

    Debout, Maris observa le haut de son crâne gris tandis qu’elle s’affairait, à genoux devant elle.

    “Pourquoi n’irais-je pas ?” se vexa soudainement la jeune femme. “Croyez-vous que je sois faite de sucre, Clarysse ? Alors, c’est terminé ? Père est déjà en bas.”

    La servante finit sa besogne en bredouillant des bribes d’excuses. “Elle a dû croire que je finirai par renoncer,” devina Maris. Si l’hésitation la taraudait toujours, la perspective de donner raison à la domestique raffermit sa conviction : elle irait chasser avec son père. Il était désormais hors de question de rebrousser chemin, quand bien même l’éventualité de rester au chaud, à siroter une infusion en lisant un livre était tentante. La plaie qu'était l'amour de la chasse par son père. Ne pouvait-il pas préférer le jeu de cyvosse, comme son grand-père ?

    “Prévenez le palefrenier que j’arrive. Que mon cheval soit prêt lorsque je descendrai. Mon père ne doit pas attendre.”

    La menace est lancée. La servante fut parcourue de la crainte qu'ont toutes celles et tous ceux vivant sous le toit d'Accalmie. Provoquer l’impatience du suzerain de l’Orage n'était pas sans conséquence. Quant à Maris, si elle s'en inquiétait parfois encore, pareille crainte l'avait définitivement désertée. Trop habituée, peut-être, aux coups de sang de son père dès sa jeunesse, elle pouvait s'apparenter à ces cuisinières qui, s'étant trop brûlées, mettaient désormais la main au feu sans sourciller.  
    Clarysse s’enfuit d’un bond plus gracieux que son âge ne pouvait le laisser deviner, laissant la jeune noble cheminer d’un pas vif quelques mètres derrière elle.

    Durran, scellé et protégé de la pluie par le porche, l’attendait. À ses côtés, le jeune palefrenier peinait à reprendre son souffle. L’animal était jeune, encore un brin fougueux. En le voyant, elle regretta son ancienne monture, un vieil étalon que, dans sa jeunesse, elle avait surnommé Mousse.
    Mousse n’était ni rapide, ni grand, ni fort. Si elle avait longtemps lorgné les puissants destriers parqués dans les écuries, l’absence de la placidité tranquille de son vieux compagnon lui rappela soudain qu’elle était loin d’être une excellente cavalière. Pourquoi avait-elle tant insisté pour avoir Durran, déjà ?

    “Comment croyez-vous que je vais monter ?” s’irrita-t-elle. “En volant ? Vous comptez m’aider ou attendre que la pluie s’arrête ?”

    Elle aboyait autant que les chiens ; maigre baume pour calmer la préoccupation qui pinçait ses lèvres en une fine ligne contrite.

    Le palefrenier dégaina un petit escabeau décoré aux armoiries des Baratheon, et présenta sa main pour assurer la sécurité de la jeune femme. Si Maris accepta l’escabeau, elle refusa la main et s’installa sur la selle. Durran était beaucoup plus haut que Mousse. L’appréhension lui tordit l’estomac.
    Le cheval en profita pour tirer d’impatience sur les rênes. Un hoquet de surprise la saisit. Ses pieds s'enfoncèrent dans leurs étriers pour prévenir sa chute.

    “Lady Maris !” s’inquiéta la domestique. “Êtes-vous certaine que…”

    “Oui !” trancha la jeune fille en se redressant vivement. “Maintenant, laissez-moi. Floris doit avoir besoin d’aide pour démêler ses cheveux, Cassandra pour faire un calcul simple et-”

    “Ellyn pour choisir une jolie robe.” La pensée mourut, amère et triste sur sa langue.

    D’un claquement de langue autoritaire, elle guida Durran sous la pluie. Des fumerolles de vapeur jaillirent des naseaux noirs de l’animal. Avec un soupir, Maris rabattit sa capuche pour protéger ses cheveux tressés. “Tu es prête,” s’encouragea-t-elle, plus pour la chasse que pour se donner du courage avant de parler à son père.
    Perché sur un destrier plus formidable encore que ne l’était Durran, il était armé d’une arbalète imposante. Des gouttelettes se perdaient dans la fourrure noire qui recouvrait son dos. À sa ceinture pendait une dague dont Maris n’avait pas besoin de voir la lame pour la reconnaître ; combien de fois l’avait-elle vue à l’oeuvre, à trancher quelques gorges ou à vider quelques ventres ?
    Elle se composa un masque imperturbable.

    “Père,” le salua-t-elle sobrement en parvenant à sa hauteur.

    Elle sentait la pluie qui martelait le cuir brun de son manteau et résonnait à ses oreilles comme des ongles qui taperaient contre une vitre.
    Les hurlements des chiens redoublèrent à son approche. Ils louvoyaient d’impatience entre les hautes pattes de Durran qui renâclait. Maris pouvait sentir les muscles du cheval se tendre sous sa selle. Elle raffermit la prise sur ses rênes. “Tiens toi tranquille !” pesta-t-elle en son for intérieur.

    “J’espère ne pas vous avoir fait trop attendre.” Elle jetta un bref coup d’oeil autour d’elle. “Quelqu’un d’autre se joint-il à nous ou souhaitez-vous y aller ? Que chassons-nous, ce matin ? La bécasse, le sanglier ?”

    “Rien de trop imposant,” espéra-t-elle. Le sanglier la troublait déjà bien assez. Surtout avec ce maudit cheval nerveux comme une jeune fille à son premier bal. Mais la saison était celle de la cervaison. Les domestiques ne parlaient que de ça. Elle ne doutait pas que lord Baratheon souhaiterait se mettre sur la piste d’un cerf.
    Sous ses gants, le cuir crissa.  

    En dépit des enjeux secrets qu’elle cachait derrière cette simple sortie, elle n’était pas mécontente de se trouver seule avec leur père. Depuis qu’Ellyn était… Enfin, il y avait quelques temps qu’ils n’avaient pas parlé. Vraiment parlé. Il lui faudrait simplement attendre le bon moment. Il n’était pas question d’une battue, ici.
    Simplement de savoir quelle arme utiliser pour viser juste.


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    Son poing enserrait la nuque du limier. Entre ses doigts humides, la peau du chien était rèche, elle se pliait comme du cuir, drue encore de poils hivernaux; elle lui paraissait presque brûlante contre la froideur de la pluie, brûlante de vigueur, brûlante de la contrariété de l'animal qui se tordait contre sa poigne. Il le trainait pourtant à travers la cour, le grand et jeune chien -trop jeune pour le cerf, avait dit le valet sur son passage. Une protestation subtile, si douce, et qui était malgré tout parvenue aux oreilles du Lord. Borros avait le don étrange de relever la plus petite contestation de son autorité, fut-elle un soupir broyé par les hurlements du chenil; il avait entendu, décrété que le Maître du chenil n'aurait, aujourd'hui, nul usage de son manteau et qu'il suivrait la chasse tête nue.

    "Shhh!" D'un geste de la main, il éloignait les limiers pressés contre le sien; Flairant la détresse de leur frère, les bêtes s'agitaient. Elles s'écrasaient contre ses jambes comme des vagues. Certaines abandonnaient au chiot des coups de crocs, glissant de toute leur force adulte contre leur maître et son prisonnier. Brusques et pesants, les remous de la meute lui était un élément si familier que le Lord trouva son chemin à travers elle sans se formaliser du chaos. Il se mit en selle après avoir libéré le limier. Il ajusta la sangle de son arbalète, et se tourna vers la cavalière qui venait de le rejoindre.

    Son regard s'attarda sur le visage blafard de sa fille. Ses yeux étaient trop clairs pour dissimuler la déception, et son visage trop dur pour ne pas exprimer sa préoccupation impatiente. En la voyant aggriper ses rênes, il s'agaça:"Tu sais que nous avons des chevaux dressés pour ça?" Ça. L'équitation des femmes. Celle qui se souçiait de ne pas froisser les jupons ou encore de bousculer les coiffures. Depuis qu'elle avait jeté son dévolu sur le jeune étalon, Borros s'appliquait à le lui rappeler. Elle s'entêtait, perchée sur l'animal comme si elle eut été prête à se jeter au sol au premier écart. "Nous allons au cerf," soutint-il, fronçant des sourcils ennuyés. "Un maître de la place qui nous a échappé l'automne dernier, et que les chiens ont pisté hier. Son trophée remplaçera celui qui s'abîme dans la chambre d'Olyver." Dans sa voix, il y avait comme un avertissement: il ne souffrirait pas que la chasse fut autre chose qu'un succès, et que son plaisir ne fut ainsi gâté.

    L'équipage qui quitta Accalmie n'était rien, sinon une langue de silhouettes noire glissant sur le sol pétrifié du matin, qui du noir de la pluie était devenu gris, puis étrangement jaune tandis que l'aube tentait de s'imposer sur la lande.  L'heure était belle, du goût de Borros, à la frontière entre contemplation et violence. Sa sérénité relative y était suspendue, troublée par les seules interventions inopinées de sa fille dont la silhouette se révélait régulièrement à ses côtés, au rythme des caprices de sa monture. Sous le profil sévère et incliné du brun, l'inquiétude le disputait à la désolation. Il était de ces hommes aux habitudes ancrées, persistantes, jalouses. La chasse était de ces actes que le Suzerain estimait proche du sacré, et pour lesquelles sa férocité dépassait les frontières de l'intime.  L'une des rares  fractions de sa vie où il exigeait discipline, ordre et respect. Il accusait l'inconfort visible de sa fille, ses difficultés, la hâte avec laquelle elle s'était apparement précipité vers cette journée; les prunelles grises du Lord pesaient sur le pan détrempé de sa robe délicate, collé contre le cuir de ses bottes qui semblaient -elles seules- faîtes pour la poursuite du gibier et prêtes pour cela. Pour toutes ces raisons, et d'autres encore qu'il ne saurait contempler, la présence de Maris ne lui inspirait que du soucis.

    L'esprit du Baratheon ne pardonnait pas la faiblesse; Ses pensées étaient une continuité de reproches lorsqu'une plainte aigue lui fit soudain baisser les yeux au sol. "Maris!" s'exclama le Suzerain en lui désignant le jeune chien exhalté que l'étalon venait de punir d'un coup de sabot. "Prends garde à lui!" Se penchant péniblement, il profita d'un bon du limier pour le saisir par le collier et le projeter en avant de son cheval; là où il pourrait le voir et le surveiller, le temps que le métier rentre, souriait-il discrètement. "Retourne te mettre à l'abri," lui suggéra-t-il ensuite du ton impérieux qui n'appartenait qu'à ceux qui n'avaient jamais connu que l'obéissance de leurs pairs.  Si Cassandra -une cavalière respectable s'il en était- était venue, il aurait l'esprit moins recru à l'idée de cette journée. "Vas-y,"insista le Lord."Accalmie est encore proche."

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    Molli fugiens anhelitu


    “Évidemment.” Évidemment qu’ils allaient au cerf. Sa discrète tentative d’orienter le choix de son père fut balayée d’un revers autoritaire de la main, la promesse d’une nouvelle tête de cerf au-dessus de lit d’Olyver à l’issue de la battue. “Au moins, il y aura de la venaison au repas ce soir,” se dit-elle pour se réconforter. Ses joues et ses bras maigres n’étaient pas le résultat d’un appétit difficile ; un simple trait physique qu’elle ne parvenait pas à corriger en dépit de repas normaux.

    Jusqu’à l’horizon, la campagne s’étendait, infinie. Dans chaque vallon baignait un nuage de brume d’où les arbres peinaient à sortir le sommet de leur cime. Le brouillard léchait leurs jambes, comme des doigts fumeux. Les sabots des chevaux froissaient les herbes détrempées avec des bruits boueux. Une odeur poisseuse de lichen, de pins et de champignons chatouillait désagréablement le nez de la lady.

    Auprès de Lord Baratheon, chaque début de chasse était silencieux, respectant autant que craignant l’habitude religieuse du suzerain à contempler ses terres avant qu’il ne les saigne. Seuls les chiens étaient autorisés à japper. Pourtant, elle pouvait ressentir l’impatience virile des aides de chasse ; leurs yeux fouillaient chaque fourrées, leurs jambes étaient tendues dans leurs étriers, leurs narines, semblables à ceux des limiers, humaient l’air comme s’ils eurent pu déceler quelques senteurs animales. Il était encore tôt et l’excitation était contenue ; ils avançaient lentement en regardant devant eux, avec cette allure distraite et tranquille des chasseurs qui espèrent une rencontre à chaque pas.
    En retrait, le frisson de la traque n’atteignant pas Maris. Elle aurait pu toiser ses voisins avec condescendance si son cheval ne l’inquiétait pas tant.

    Tantôt trop rapide, tantôt trop lent, il trottait d’un rythme inégal alors qu’elle tentait de calquer son pas sur celle de son père. Elle ne cessait d’ailleurs de surprendre les regards paternels sur elle, exaspérés de constater sa lutte alors que la battue n’avait pas encore commencé. “Il doit penser qu’il aurait préféré Cassandra à ses côtés,” songea-t-elle avec amertume. Depuis la naissance l’Olyver, elle surprenait parfois son père énoncer qu’il allait chasser lorsqu’il se trouvait dans la même pièce que sa fille aînée. Si Maris avait compris la demande implicite, Cassandra, elle, demeurait sourde soit par bêtise, soit par rancune.

    À force de tirer sur les rênes, les muscles de ses bras commençaient à tirailler. Et le froid humide de la matinée s’infiltrait sous sa cape pour coller sa robe de voyage contre ses mollets frigorifiés. Elle n’avait rien trouvé de plus confortable que sa toilette de chanvre verte, qu’elle avait tout de même garni d’un châle tricoté en laine bouclée sous sa cape de cuir. Sa tenue, vraisemblablement insuffisante, la faisait enrager. Elle avait si précautionneusement choisi ses mots qu’elle en avait oublié son armure.

    Le cri de douleur du chien résonna avant que la jeune femme ne se rende compte que Durran est était à l’origine. Le petit chien jaune, ventre à terre, déguerpit avant d’être cueilli par la grosse main du suzerain de l’Orage. Maris pinça les lèvres en maudissant la nervosité de son cheval.

    Que son père la renvoie chez eux n’était pas une surprise ; cela n’en restait pas moins vexant. Car elle se doutait qu’il s’inquiétait plus pour l’issue de sa précieuse chasse que pour elle. Elle l’avait entendu : il ne souffrirait pas de ne pas ramener cette stupide tête de cerf pour décorer la chambre de son héritier.

    “Ne vous préoccupez pas de moi,” s’entêta-t-elle.

    “Vous y parvenez très bien, d’ordinaire,” se garda-t-elle d’ajouter. “Et toi,” songea-t-elle en regardant les oreilles baissées vers l’arrière de Durran. “Je t’en supplie. Montre-toi coopératif. Je te donnerai une carotte. Une pomme. Ce que tu veux.” Dans sa supplique intérieure, elle osa une main hésitante vers les crins mouillés de l’étalon. Lui aussi était trempé.

    L’équipée reprit la route jusqu’aux bois. Plutôt que de guetter le cerf, les yeux de Maris surveillaient plutôt les limiers qui glissaient entre les pattes des chevaux en vagues désordonnées. Il était hors de question qu’un nouvel incident se produise. Heureusement, le coup de sabot ne s’était pas imprimé que dans la tête du petit chien jaune car les autres l’évitaient désormais précautionneusement. Ils étaient plus intelligents que certains hommes.

    Le franchissement de l’orée de la forêt électrisa les chasseurs. Certains faisaient déjà glisser leurs arbalètes dans leurs mains. Maris regarda la sienne, plus petite, qui pendait à sa selle. L’idée de lâcher les rênes de Durran ne lui plaisait guère. Et c’était un euphémisme. Il lui semblait qu’à peine ses doigts desserrés, le cheval partirait au triple galop pour la laisser basculer en arrière et se briser la nuque contre un rocher humide. Elle grimaça. L'odeur d'humus était plus forte encore désormais qu'ils étaient encerclés de bois mort et de mousse.

    Lord Baratheon se montrait précautionneux, lui aussi. Malgré son imposante carrure et ses éclats de voix semblables au tonnerre, il avait cette étrange facilité à se rendre parfaitement silencieux lors d’une traque. Plus d’une fois, sa seconde fille avait été impressionnée par cette grande silhouette qui avançait sans un bruit quand bien même le sol était jonché de brindilles et de feuilles mortes.
    Il ne quittait plus, bien qu’il fût tigré de taches, un vieil habit de chasse en velours renforcé de cuir, garni de boutons de cuivre, et, envahi par la négligence des gens qui n’ont plus rien à prouver, il avait cessé de se raser depuis la mort d’Ellyn, de sorte qu’une légère barbe brune piquée de gris envahissait désormais ses mâchoires.

    De penser à sa soeur cadette lui donna soudainement envie de parler à leur père. Elle ouvrit la bouche, avant de la refermer bien vite en se rembrunissant. Il n’aurait certainement pas apprécié d’être dérangé lors de ce ô combien important moment. Et il devait être dans de bonnes dispositions. Les meilleures, même, pour entendre sa proposition.

    Alors, elle se mit à ouvrir les yeux, elle aussi. À observer chaque tronc en quête de marques d’écorçages. Elle en avait déjà vues, elle savait à quoi cela pouvait ressembler…
    Durran tira brutalement sa tête sur le côté, agacé par un chien qui n’avait visiblement pas compris le premier message envoyé par l’équidé. De la main droite, elle raffermit sa prise sur les rênes pour le remettre dans le droit chemin. De la gauche, elle lui flatta l’encolure pour tenter de le calmer, à la fois désespérée et excédée. “Ne pourrais-tu pas m’aider à trouver la piste du cerf plutôt que de chasser les chiens ?”

    Elle avait besoin de cette pauvre bête. Plus que son père ne pouvait l’imaginer.



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    TW: SANG, ANIMAL BLESSÉ
    Borros songeait avec une sorte de peine à la manière avec laquelle sa fille avait rétorqué lorsque son impatience lui fit hausser des sourcils dubitatifs: "Cesse donc de t'agiter, dans ce cas!" répondit-il d'un ton ferme et quelque peu ennuyé.

    Le froid l'empoignait tout entier. Il l'empoignait comme il avait saisi le chien, et il ne pouvait se retenir de penser que les Mestres s'étaient peut-être trompés. La lande soutenait encore les sabots de son cheval qui ne s'y enfonçaient guère plus qu'en plein coeur de l'Hiver. La terre était rigide et droite, loin de la boue piétinnée de la Forteresse. Tu parles d'un printemps, ronchonnait-il en imaginant les conséquences de la saison précédente sur son bon plaisir. De son expérience de chasseur, et par la science de ses terres, il ne s'attendait pas à retrouver l'animal formidable qu'il lui fallait tuer ce jour; déjà, il se préparait à la déception. Les poings posés sur le garrot de son cheval, l'ossature sensible sous ses doigts ne lui évoquait déjà que trop le cerf malingre, sans doute affamé d'un interminable hiver, et qui avait désormais l'audace de porter la ramure qu'il convoitait. Oh oui, le sale animal qu'ils allaient débusquer!

    Leur entrée dans la forêt fut aussi l'entrée dans un silence profond, et qui tapissait tout, des racines humides à la cîme noire des arbres. Les cris lugubres du vent n'étaient plus qu'une trace glacée abandonnée sur leurs vêtements, le jour blanc, inhospitalier, était devenu une ombre presque douce à l'abri des branchages du sous bois. Une voix tenta de troubler la quiétude. D'instinct, le Suzerain avait reconnu la voix de sa fille, et de manière quasi organique, il avait choisi de l'ignorer. Parce que Maris avait la critique aussi facile que lui. Parce qu'il se doutait qu'elle ruminait quelque réfléxion bien sentie à son encontre ou ailleurs, et que sous ses airs pincés, elle crevait de froid sous sa cape. Le mouvement initié par certains des piqueurs l'interloqua. Son regard alla du valet qui organisait soudain ses chiens, à un autre piqueur qui surgissait des ténèbres et se précipitait, à sa fille qu'il se préparait à prévenir. Il n'en fit rien. Il avait compris que c'était elle qui les avait mis sur la voie; il n'eut pas le temps de comprendre sa propre stupeur qu'un son familier exigea de lui une réaction: celui de l'hallali.

    Saturé d'émotions, il lança son cheval à la suite de l'équipage, cherchant par tous les moyens à devancer la traque. L'urgence qui le poussait était une impression viscérale, et qu'il avait peu rencontré dans sa vie de parent, puisqu'il était père de quatre filles et que la recherche de l'exploit chez sa progéniture ne lui importait pas vraiment. Un sentiment dominait tout, celui qu'il devait absolument vérifier que sa fille ne s'était pas trompée. C'était en partie pour devancer la probable déconvenue, et sans doute aussi pour rencontrer au plus vite le sentiment rare. Avait-elle seulement suivi la course, cette enfant qui, de son propre avis, n'avait jamais rien compris à la vénerie? Sa méfiance était telle qu'il y avait de la mauvaise grâce dans la manière dont il observa le cerf acculé par la meute. Du haut de son cheval gris, il était immobile dans le désordre, comptant les andouillers, doutant encore malgré leur nombre croissant; il prétendait laisser échapper les biches par lequel le mâle avait surement tenté de donner le change pour poursuivre ses calculs et digérer l'instant, provoquant l'impatience des chiens que l'on tenait à distance de la bête épuisée. La course et le froid avaient orné de sombres rubans de sang ses naseaux noirs et sa langue pendante, qui elle, était déjà presque grise.
    Approchant le gibier, il n'avait pas avancé de deux pas que l'animal, tranquille dans la mort, s'était agenouillé, puis allongé, à bout de forces. Haletant, douloureux, il ne semblait plus prendre garde aux chiens qui, parfois, glissaient sur son dos comme des ombres. Un rire satisfait gronda dans la gorge du Suzerain, auquel répondit le roulis de ceux du reste de l'équipage tandis qu'une pensée commune les traversait: trop facile. Toujours à cheval, Borros convint qu'il fallait que l'exploit du jour fut signé par celle là même qui le leur avait apporté. Après s'être placé, toujours souriant, un peu béat, aux côtés de Maris, il commença par lui prendre sa main droite et la déshabilla de son gant. "C'est un bien vilain roi, mais il est à toi, si tu le veux," déclara-t-il en enfermant ses doigts transis entre ses mains. Il les frotta pour tenter de les réchauffer.
    "Tu pourrais échapper le couteau," expliqua-t-il. Ce faisant, il portait sur le visage de la Baratheon un regard où, pour la première fois depuis longtemps, l'allure de la joie était venue se déposer. Dégainant son arme personnelle, il referma les doigts délicats sur la garde -trop épaisse pour la poigne de la jeune femme, il n'en avait cure- et la lui abandonna après une tendre pression.
    "Laissez-la passer!" Et il attendit que, sous les sourires dubitatifs de ses hommes, le ravissement de voir une femme se charger de la sale besogne l'emporta sur la tradition et le soucis, et que l'on s'écarta de la bête moribonde. L'hésitation pesait pourtant sur les gestes. Un des hommes, posté près de la tête du cerf, regardait Maris et semblait dire avec affection: Viens, petite, il ne se relevera pas. Et sinon, je le retiendrai.

    "Vas," l'encouragea-t-il. En se saisissant des rênes de Durran, il la bouscula malgré lui, puis il passa les rênes par dessus la tête du cheval. Il ne la regardait déjà plus. Son profil pesait sur le cerf malade de fatigue et qui les dévisageait de son oeil bovin. Une sorte de râle gutural s'échappait de son mufle, poussant la mousse ensanglantée qui tombait en lambeaux sur la terre froide. On eu dit qu'il marmonnait comme le font les anciens qui meurent en perdant l'esprit, dans un appitoiement qui se reflétait dans ses prunelles ambrées, résignées.
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    TW : animal blessé, mort d'un animal

    Du coin de l'œil, elle observait le visage grave du premier domestique parvenu à sa hauteur. Un homme assez âgé, au physique pataud et aux joues rougies par le froid. Ses sourcils trop longs glissaient le long de ses tempes jusqu’à ses paupières tombantes. Il ressemblait à Troubadour. “Lui doit être au chaud, à réchauffer ses pattes sous ses grandes oreilles,” pensa Maris avec une pointe d’envie.
    Son fantasme d'âtre tiède fut fracassé par le verdict du piqueur :

    “Nous avons une piste !” clama-t-il à ses pairs.

    Ayant compris la fébrilité qui gagnait leurs maîtres, certains chiens hurlèrent, tandis que d’autres couinaient d’être contenus dans la course folle qui leur démangeait les pattes. Suppliants, impatients, tous levaient des yeux mouillés vers Borros. Ils avaient été élevés au geste et sans celui-ci, ce fut comme si une main de géant les emprisonnait ou qu’un sorcier leur avait lancé un sortilège qui les clouait au sol.

    En se redressant, Maris troqua l’expression de franche surprise qui lissait son visage, pour un rictus de condescendance tranquille. Bien sûr, qu’elle avait remarqué la piste. Ils pouvaient bien faire les fanfarons avec leurs épaisses capes et leurs arbalètes, c’était elle qui les avait mis sur la voie. “Même Cassandra n’aurait pas mieux fait,” se félicita-t-elle, fière de sa victoire.
    Ses yeux cherchaient son père. Ne s’était-il pas précipité pour constater de lui-même ? “Pour me féliciter ?” espéra-t-elle secrètement, comme une enfant en manque d’approbation.
    Mais Lord Baratheon était loin, le visage tourné partout sauf sur elle. La clameur n’avait pas encore atteint l’extrémité de l’équipée où il se trouvait. “Il pense que je me trompe,” constata-t-elle avec aigreur. “Il n’a même pas songé un seul instant que je puisse viser juste !” Elle serra les dents, dépitée ; le sentiment de suffisance narquoise qui avait fait fleurir un sourire sur son visage fut soufflé par le dédain paternel.

    D’un geste sec, elle tira sur les rênes de Durran pour s’extirper du flot de domestiques et de chiens qui l’encerclaient.

    “Je vous en prie, vérifiez de vos propres yeux,” siffla-t-elle, de mauvaise grâce, en tentant de se frayer un passage.

    Un corne à lui crever les tympans résonna non loin d’elle. Elle eut à peine le temps de lever une main vers son oreille droite et de protester que les piqueurs et les chiens furent animés d’un même mouvement : celui de la traque.
    Ils filèrent à côté d’elle comme si elle eut été un arbre et eux des flèches. La cavalière maladroite hoqueta, cramponnée à sa selle, tandis que les limiers lui frôlaient brutalement les jambes et que les chevaux s’élançaient, fumants, à travers les bois.

    Durran piaffa, se rebiffa, piétina. Les yeux grands ouverts, il ne savait plus où fuir.

    “Calme-toi,” ordonna Maris d’une voix tremblante. “Calme-toi !”

    Durran s’élança à la suite des autres, sans que la jeune femme ne puisse lui donner la moindre direction. Il fonça à travers les bois, sans égard pour les branches qui griffaient ses jambes. Les cris des chasseurs résonnaient devant eux, mais Durran ne semblait plus entendre que sa propre panique. Ne se l’était-elle pas imaginée ? Ce fou de cheval qui ne répondrait plus de rien à la moindre agitation ? Il ne manquait plus que son crâne fracassé contre une pierre ! Comme elle regrettait Mousse, à cet instant précieux ! Son vieux, son penaud, son tranquille Mousse dont elle avait voulu si souvent se débarrasser pour un cheval plus grand, plus beau, plus imposant !

    Agrippée aux rênes, chaque muscle de son corps crispé, elle finit par manquer de percuter, haletante, des cavaliers qui lui tournaient le dos.
    À leur regard de surprise désagréable d’être ainsi bousculés, elle leur opposa une moue revêche, dont la grimace due être prise pour du mépris plutôt que pour le trouble sourd qu’elle s’évertuait à faire taire. Elle pouvait encore sentir l’épouvante gonfler la poitrine de l’étalon, épouvante qu’elle exhalait à chaque respiration hachée.
    Par chance, placée à l’arrière du groupe, personne n’avait pu être témoin de cette débandade.

    Enfin, elle vit le cerf. Une grande bête au pelage luisant de sueur et de pluie, prostrée dans la boue. Excités par l’odeur fraîche du gibier, les limiers jappaient contre sa grosse tête brune. Ils montraient les crocs, grognaient, mais le cerf avait la tête baissée, sans frayeur ; la fatalité avait écrasé l’instinct. Deux domestiques avaient passé des cordes autour de son cou pour le maintenir, mais la jeune femme se doutait qu’ils auraient tout aussi pu les retirer, le cerf n’aurait pas bougé. Il se savait condamné.

    Son père rit et toute la meute répondit.
    Encore paniquée par sa cavalcade, Maris resta muette devant un tel spectacle. Elle n’en était pas à sa première chasse, mais la fait d’avoir failli rencontrer l’Étranger la rendait étrangement émotive. Et le cerf accueillait la mort avec une telle élégance qu’il lui brisa le coeur. “Un sacrifice nécessaire,” lui chuchota sa raison. Il fallait rendre content son père. N’était-ce pas le but de toute cette terrible matinée ?

    Cette fois, ce fut lui qui la trouva. Sous sa barbe s’étirait le sourire des hommes victorieux, de ceux rendus légèrement ivres par l’expression de leur force.
    Sans broncher, Maris le laissa saisir sa main pour la réchauffer entre les siennes. Était-ce le cerf à l’agonie qui le rendait sentimental ? Sa seconde fille en resta troublée, comme frappée par un éclair. Les nombreuses déconvenues, déceptions et amertumes ne l’avaient pas encore immunisée contre l’espoir futile de briller un jour aux yeux de son père. Était-ce aujourd’hui ? Était-ce maintenant qu’elle le rendrait fier ?

    Pour ne pas échapper le couteau.

    Bien sûr.

    Bien sûr que ce geste d’apparente tendresse ne dissimulait rien d’autre qu’une praticité froide et implacable.

    Avec une confiance nourrie par l’emportement propre aux déceptions, elle se saisit du couteau trop large et glissa le long du flanc gauche de son cheval trempé.
    On l’entendait à peine patauger dans la boue jusqu’au cerf tant les chiens étaient agités. Le menton relevé, l'œil fixe, elle offrait un visage serein aux regards curieux des chasseurs qui s’étaient écartés sous le commandement paternel.

    “Si vous ne le tenez pas assez bien, vous en répondrez,” cingla-t-elle aux domestiques dont les cordes emprisonnaient la bête.

    Il fallait la connaître pour entendre l’appréhension dans sa voix ; appréhension qu’elle dissimulait sous une couche d’indifférence crasse.
    Car désormais qu’elle était en face de cet animal condamné, le courage lui manquait. Elle pouvait sentir l’odeur boisée, humide de son pelage. Observer ses grands yeux sombres qui la regardaient en retour sous ses longs cils noirs. Compter les respirations profondes, laborieuses, qui soulevaient ses côtes. Combien lui en restait-il ? Cinq ? Dix ? La vapeur tiède que dégageait ses naseaux venait lécher son visage gelé.

    Dans sa main, le couteau pesait une tonne.

    Où fallait-il qu’elle le plante, déjà, pour ne pas le faire souffrir ? Par les Sept, elle détestait les armes autant qu’elle détestait les aiguilles de broderie ! L’instinct lui ordonnait de se retourner vers son père, en quête d’un conseil, d’une indication. Mais Maris savait que la moindre hésitation serait un marqueur de faiblesse.
    Et Lord Borros Baratheon n’acceptait pas la faiblesse.

    La jeune femme prit une profonde inspiration avant de raffermir sa prise sur le couteau.

    Elle devait le faire. Pour ne pas se ridiculiser aux yeux des autres. Pour être meilleure que ses sœurs. Pour avancer vers son objectif. Pour ne pas décevoir son père.




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    TW: SANG, ANIMAL BLESSÉ
    La silhouette qui s'avançait vers la bête condamnée aimantait les regards. Suspendue au dessus d'eux, l'averse diffusait la froide lumière du matin, et elle se déversait sans distinction au coeur du bois, retombant, ruisselant, imprégnant les fourrures, infectant les corps d'un frimas auquel ni bourreaux ni gibier ne portaient plus attention. Cela aurait pu être n'importe laquelle de ses filles sous cette cape. Pour un peu, le coup de vent aurait révélé l'épaisse chevelure sombre de Cassandra que le Lord n'en aurait pas été étonné. Il aurait reconnu Ellyn par sa manière de contourner les chiens, avec délicatesse et respect, et aurait surveillé de plus près la plus jeune, Floris, qui aurait déjà rit trois fois en traversant la meute agitée. Mais la hargne qui s'échappa comme un avertissement de sous la capuche était la signature de Maris.
    Sous la pluie, les regards et les sourires en coin s'accordaient: Le lord ne lui avait-il vraiment laissé que son couteau? Borros reconnaissait le timbre de sa propre voix dans la verve de sa fille qui rabrouait les piqueux- un écho étrange, un piètre héritage, mais dont elle usait mieux que lui, et, parfois, contre lui. Dans la tendresse qu'il en éprouvait, l'orgueil prenait la forme de la vanité la plus pure. Un sourire tranquille dessiné sur son visage, il jubilait de voir que de la bouche d'une jeune fille, cet atavisme forçait tout un équipage à la prudence. Quelle terrible enfant! se réjouissait-il.
    Mais, toujours, la lame nue pendait dans la main blanche. Les secondes précieuses s'écoulaient; déjà, elles s'accumulaient contre l'attente fébrile menaçant de la briser et de réveler tout ce que l'impatience du Suzerain savait provoquer. Qu'attendait-elle? A nouveau l'ombre de la déception obscurcit son regard. Un morne dégout que trois coups de couteaux vinrent laver de sa figure. Sans attendre, il sauta de sa selle, et franchit la distance qui le séparait du Cerf.

    Il observa longuement l'animal, comme on regarde le dessin d'un enfant, avec un air étonné et charmé. Peu lui importait désormais la contemplation hasardeuse de sa fille, la mise à mort trop timide, l'agonie sinistre de la bête qui s'était écroulée lentement, docile et humble...Il lui pardonnait les violents hochements de tête qui avaient sécoué le cerf, au péril de la précieuse ramure, lorsque, saisi par la morsure du couteau, il avait tenté de se relever. Il l'avait fait péniblement, dans un état de grande faiblesse, et seul son dos avait ondulé pesamment sans trouver les jambes pour le soulever. Le cuir aurait trop frotté contre les racines, contre les sabots ramassés sous son ventre, on n'en ferait rien. Lorsqu'il expira, un frémissement satisfait parcourut les chasseurs.

    S'accroupissant, le Lord ramassa le couteau dans la main de sa fille et plongea sa main dans la plaie. Ses gants noirs disparaissaient dans la fourure, une robe épaisse mais piquée, et que l'humidité affublait d'un étrange contraste: ses poils étaient devenus presque noirs contre les reflets blancs de la pluie. Quand il se releva, il tenait le coeur fumant du cerf entre ses mains.
    Les rires mâles et étouffés ronronnèrent à nouveau parmi les spectateurs. A cet amusement de chasseur se mélait un respect attentif, de ceux qui étreignent l'âme devant les rituels immémoriaux. Un seul regard vers Maris suffit, pourtant, à retenir Borros d'accomplir l'initiation. Non. Elle ne mordrait pas dans le coeur de ce premier cerf. Premier gardien de la tradition, il jaugeait sa propre fille comme s'il venait de réaliser qu'elle n'était pas un garçon. Il jeta l'abat au hasard dans la meute, presque négligemment. Au delà de son sexe, quelque chose dans la vision iminente de sa fille la gueule pleine de sang l'avait horrifié au point de renoncer.
    "Viens là, la braillarde," lui commanda-t-il plutôt. Agrippant d'une main son épaule, de l'autre il traça sur ses joues les deux traits sanglants qui la désignaient comme le triomphe du jour. Dans une mécanique parfaite, les évennements suivaient leur cour avec naturel et précision: le Maitre de chenil vérifiait la santé de ses bêtes, les piqueux distribuaient les abats aux limiers, tandis que les mains les plus expertes déshabillaient déjà le cerf de son cuir. Le Suzerain la contempla, satisfait. Ses yeux croisèrent ceux de sa progéniture. Un bleu d'hiver, le gris acier de la mer avant la pluie. Maris avait ses yeux, mais pas son regard. Derrière ses prunelles, il y avait cette dureté propre aux filles qui n'avaient pas connu d'homme, ainsi qu'une autre, plus insolite, incongrue, et qu'il ne connaissait que sur son visage.  Cette expression glacée de créature indocile, vulnérable. Prête à mordre. Il l'enlaça sans un mot, sans parvenir à sourire, et la relacha aussitôt.
    "Tu as froid," remarqua-t-il, "Mais il ne faut pas que tu devances le retour de l'équipage," réfléchissait-il à haute voix, imaginant déjà que la jeune fille exigerait d'autant plus vite son retour au chaud, dans la forteresse, "Tu vas rester avec nous jusqu'à ce tout soit prêt. Nous rentrerons ensemble. Sinon, tes soeurs ne te croiront jamais..." sourit-il, Cabotin. Il s'était mis à arpenter la petite clairière, abandonnant quelques caresses sur le crâne chaud des chiens sur son passage, se délectant de la bruine qui trempait sa peau, et sa barbe perlée d'eau. A sa rencontre se précipitaient son écuyer -qui lui tendit une coupe de vin- ainsi que ses deux valets qui lui proposaient à mi-voix les couvertures des chevaux pour couvrir les épaules de sa fille. Elles sont épaisses et encore sèches, l'assuraient-ils maladroitement. Buvant une gorgée du breuvage, il aquiesca sans attendre l'avis de la brune. Les jeunes garçons se précipitèrent pour emmitouffler la fille du Lord des solides draps de laine.


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    TW : animal blessé, sang, mort d'un animal

    Chaque nouvel essai éveillait en elle une panique sourde ; c’était autant de coups manqués. Il fallut un moment - une éternité - pour que l’animal cesse de se débattre faiblement et que les râles gutturaux au fond de son poitrail puissant se taisent. Empêtrées dans sa fourrure drue et dans sa gorge sanguinolente, ses mains étaient brûlantes.
    Le chef de la meute, un vieux limier aux poils argentés, haletait en tournant autour de la carcasse, ses yeux brillants d'une fierté silencieuse. Il reniflait les bras tendus de la chasseuse, s’impatientait de réclamer sa proie, osait gratter ses jambes pour la presser tandis qu’elle tentait de le repousser du coude. “Pousse-toi de là !” se retint-elle de gémir de frustration et d’agacement. “Ou je te mets dans le même civet que cette pauvre bête !”

    Elle finit par se redresser, essoufflée.

    Son regard glissa sur l’animal encore chaud ; brillant à la fois de sa victoire et de l’étrange tristesse de la mort d’une créature si majestueuse. “C’est un carnage !” Le recul lui imposait désormais la vision de cette grande bête recroquevillée, ses longues pattes ramenées sous son ventre, son large cou penché en avant, son pelage humide de sang. Son museau trempait dans la boue. Des plaies infligées, un sang sombre, presque noir, s’écoulait dans les flaques jusqu’à ses pieds. Elle-même en était poissée.

    Son père arrivait derrière elle. Maris n’avait pas besoin de se retourner pour reconnaître le rythme de la démarche paternelle.
    Lui, n’hésita pas. Il récupéra le couteau, s’accroupit, et plongea un bras dans l’entaille douloureuse qui barrait le flanc de l’animal. L'excitation de la traque s’était évaporée ; seul demeurait le recueillement presque religieux des chasseurs. Ils attendaient.

    Un frisson d’effroi secoua la jeune femme lorsqu’elle comprit le mutisme des hommes. Cassandra lui avait raconté, il y avait de cela des années, ce qui était arrivé lors d’une chasse : on avait exigé d’un garçon, dont c’était le premier cerf, qu’il morde dans le coeur de l’animal. Elle pouvait encore entendre l’excitation incrédule qui ébranlait son aînée alors qu’elle décrivait la scène. Ellyn avait exigé qu’elle s’arrête et Floris, encore petite, avait pleuré. Maris, quant à elle, avait affiché un désintérêt ennuyé plutôt qu’un dégoût appuyé.

    Cette fois, le désintérêt ne parvenait pas à se frayer un chemin jusqu’à elle ; une sensation de répulsion profonde lui retournait l’estomac. Déjà, sa bouche salivait. “Je vais vomir,” s’affola-t-elle tandis que son père brandissait le palpitant comme un trophée.

    Mais il se ravisa. Un regard dans sa direction et, plutôt que de le tendre vers elle, il jeta le cœur aux chiens.
    Le soulagement immédiat qu’elle ressentit fut noyé par une confusion frustrée. Désormais que le défi était écarté, elle se sentait en mesure de le relever. Pourquoi lui refusait-il ? Ne la croyait-il pas capable ? Elle l’aurait fait ! S’il le lui avait demandé, elle l’aurait fait !
    Les deux traits rouges qu’il traça de son pouce sur ses joues et son accolade rapide ne suffirent pas à calmer l’injustice qui lui dévorait mieux les entrailles que les chiens dévoraient les abats. Pourquoi pas elle ? Pourquoi laissait-on un garçon de rien suivre la tradition, et elle non ?

    “Bien sûr qu’elles ne me croiraient jamais,” maronna-t-elle en s’imaginant les mines d’ahuries moqueuses de Cassandra et de Floris si elle leur racontait les événements de la matinée. Ellyn l’aurait peut-être crue, elle. “Mais elles vous croiront, vous.”

    Elle répondit au sourire de son père ; ils étaient assez rares pour être honorés. Pourtant, glacée, boueuse, éreintée et lésée, elle eut plus envie de rentrer à Accalmie en pestant que de rester une seconde de plus dans cette forêt brumeuse.

    L’exceptionnelle compagnie de son père et la requête qu’elle devait lui soumettre l’en empêchèrent.

    Piqués comme des pieux au milieu de la clairière, ils observaient les domestiques mettre en ordre la fin de la chasse.
    Trois garçons se dépêchèrent d’étouffer Maris sous d’épaisses couvertures. “Sèches ?” eut-elle envie de rire en s'emmitouflant cependant dans les draps humides. Elle avait trop froid pour refuser pareille offrande. Elle aurait pu être tentée de jouer à l’homme et de les refuser, prétextant que non, elle ne craignait pas la pluie. Mais son père la connaissait assez pour savoir qu’elle mentirait ; et elle n’avait rien à gagner de pareilles inepties.

    “Qu’on m’apporte de l’eau,” exigea-t-elle des valets qui s’en allaient déjà. “Je ne vais pas rester ainsi.”

    Elle montra ses mains tachées de sang.

    “Elles grattent mieux que le dos d’un chien qui abriterait une colonie de puces,” commenta-t-elle en enfonçant son visage dans les caparaçons après un instant de silence. “Mais elles me sauveront peut-être de l’hypothermie, alors…”

    Elle jetta un regard, morne en première lecture, mais dont l’oeil avisé remarquerait l’amusement qu’elle y dissimulait, vers lord Baratheon. Il y avait trop longtemps qu’elle retenait ses complaintes et son père connaissait sa nature. Trop silencieuse, trop résiliente, trop grave, elle aurait attiré les soupçons.

    Un chien curieux gambada vers eux. Maris reconnut le petit chien jaune que Durran avait repoussé d’un coup de sabot. “Où est-il, d’ailleurs, ce cheval de malheur ?” Elle guetta l’attroupement avant d’abandonner. La masse était trop compacte, trop mouvante, pour y distinguer quoique ce soit de précis.
    Elle se baissa pour ramasser la bête frétillante comme on aurait cueilli une myrtille. Le chien, ravi, s’aventura à lui donner un coup de langue, certainement attiré par le sang qui refusait de sécher sur ses joues.

    “Beurk,” commenta-t-elle en étouffant cependant un rire devant les pitreries de ce chiot.

    Du bout des doigts, la jeune femme effleura les marques sur ses joues. Elles étaient poisseuses, glacées. “Pourquoi ne m’avez-vous pas offert le cœur, tout à l’heure ?” voulut-elle demander. Mais c’était une autre question qu’elle devait poser.

    “Ellyn aurait certainement voulu t’adopter, toi.” Elle reposa le chien au sol. “Même si tu es incroyablement laid.”

    Elle serra un peu mieux les couvertures contre elle en croisant les bras. Ses yeux ne quittaient pas la meute qui s’activait. Les chiens tournaient en rond autour de la carcasse du cerf que l’on déplaçait. Du revers de la main, elle essuya les gouttes de pluie qui lui glissaient sur ses paupières. L’odeur ferreuse du sang lui fit froncer le nez.

    Désormais que la mention de sa soeur était faite, elle pouvait enchaîner, comme tirant un lien logique :

    “Avez-vous eu des nouvelles du Roi Jaegar, dernièrement ?”

    Car s’il y avait bien une chose que Borros et Maris avaient en commun, il s’agissait de l’impatience. Et la fille comptait bien venger la sienne en nourrissant celle du père.

    Si lord Baratheon se renfermait, elle battrait en retraite ; mais la graine serait plantée.




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    "Il n'est pas très bon, celui-là," Commentait-il en considérant le jeune chien qui s'aventurait à leur rencontre. Par dessus sa coupe son regard était un jugement, vague et définitif; il avait l'éclat d'une sentence glaciale."Il est tombé en défaut, je l'ai vu. Une vraie plaie..." Les termes pour décrire l'animal se bousculaient sur sa langue comme un excès de fiel, menaçant de passer la barrière de ses dents et de porter son attention hostile sur celui qu'il pourrait blâmer. Pour cet élément sans promesse, il accusait de fait la portée toute entière. Combien de frères avait ce chien inutile?
    Il releva son visage de la boisson, fourra la coupe entre les mains pâles de son écuyer. Au même moment, Borros examinait l'animal défectueux, sa fille aux prises avec lui, non sans tendresse. Se plaindre, critiquer, était leur jeu: il en avait toujours éprouvé un sentiment un peu étrange, complice et insolent.  Il espérait poursuivre ses accusations dans ce thème lorsque la voix de la brune lui fit soudain ravaler ses propos. Impuissant, il accusa la peine qui écrasait ses pensées, loin de la distraction de la chasse ou du charme d'une joute verbale.

    La question l'incommodait. Des nouvelles, non, pas de nouvelles. Pas le moindre mot. Aucun signe.

    Il se surprit en train de hocher négativement la tête, las, et il écouta Maris aller jusqu'au bout de sa pensée. A la mention de Jaegar, le Suzerain souffla, méprisant et strict: "Le dégénéré n'est pas encore Roi," lâcha-t-il du tac au tac. Il l'avait rectifiée non par le biais d'une déduction articulée mais du ton obtus qui le caractérisait. Dans son monde, la nuance n'existait pas. Dans son monde, une régence était symbole d'un trône vulnérable plutôt que de Roi en devenir. Le vin le rendait amer; il avait reconnu dans les volûtes capiteuses la même cuvée servie lors du séjour d'un certain Chevalier à Accalmie. Il lui en coutait de se souvenir. La crispation affinait ses lèvres. Quel miroir Gerold avait osé lui tendre! Celui d'un individu groggy, redondant comme une cheminée en plein été, et qui, en temps de paix, choisissait de mener sa guerre contre ses pairs. Sa colère était donc si vulgaire, si déplacée, qu'on voudrait le voir en connaître quelque honte? Il ressentait encore l'agitation dans son sang qui le rendait sourd, lui brûlait les yeux. Le bon sens des autres et sa propre volonté d'agir avec certitude lui tapaient sur les nerfs.
    Il reprit d'une voix plus lente qu'à l'ordinaire, concédant finalement la discussion: "Non, aucune nouvelle,"rumina-t-il, et il retirait un de ses gants taché de sang pour le tendre à son écuyer. Ses doigts nus s'essayèrent ensuite à enlever le second, mais la poisse noire lui compliquait la tâche, et il se concentra dessus. "Des lâches, de mère en fils. Et on me dit que je devrais me montrer patient, faire un geste, comme s'ils étaient les seuls à avoir perdu quelque chose..." Daniel voudrait sans doute que j'aille les réconforter en personne! s'insurgeait-il, tandis que le manque de coopération de son gant lui causait des grognements impatients. La mélancolie n'avait pas émoussé sa colère, et si on lui avait longuement exposé les interêts à faire -en ces temps troublés- montre de finesse et preuve de bonne foi, il n'avait jamais appris l'art politique de savoir quand se taire, et quand parler. Eut-il été en capacité de le faire qu'il aurait raillé le régent et son protégé plutôt que de les écouter.
    Il jetait un regard acide à sa fille."Tu sais qu'on le dit délicat, fragile?"argua-t-il au propos du jeune Jaegar. "Un de ces nés-malades qui ne passe pas un hiver sans cracher de sang! Ha! Vous allez vous le disputez celui-là? Putain de gant!"D'un geste excessif, il avait jeté le gant à terre. L'écuyer avait à peine eu le temps de réagir qu'un des limiers, croyant à une récompense, s'en était emparé avant de se perdre dans la meute.

    Dans un silence sordide, il mesurait qu'il était probablement injuste de l'accuser ainsi. Mais il ne pouvait réfrener sa bile. Le Lord connaissait sa fille; il l'avait vue amère des privilèges de son ainée, furieuse de ses lacunes, révoltée à force d'être négligée. Il l'avait vue, mortifiée du mariage accordé à sa cadette. Borros méprisait habituellement ces turbulences; les femmes étaient après tout -selon lui- éternellement insatisfaites. Aussi, en dépit de sa remarque venimeuse, il ne lui avait pas tenu rigueur de sa réaction lors des fiançailles royales; mais désormais que tout s'était effondré, l'attaque lui était venue, facile, et l'avait lui-même surprise. D'où lui venait cette envie soudaine et mauvaise de railler l'agitation de ses filles lorsqu'elles avaient flairé le Prince dragon, lui qui avait été si fier de le leur avoir obtenu?

    "Peyredragon, en revanche...Peyredragon a écrit."poursuivit-il, calmé, en se rappelant.
    Là encore, la contrainte d'un hommage à la Reine qui avait emporté sa fille dans la tombe. Une autre politesse de façade que l'on entendait lui enfoncer dans la gorge. Un sourire ourla le coin de sa bouche, mais ce n'était pas vraiment un sourire. Plutôt une grimace. Un pli de morgue qui soulevait le coin de ses lèvres. "La chienne Hightower et ses cérémonies à la con..." Puis, de nouveau, il jaugeait Maris, et s'agaçait: "Je n'aime pas que tu me parles de ça," et il n'aimait pas en parler lui-même. Il y avait quelque chose d'inachevé dans l'air qui le retenait de se tourner vers l'avenir. La stagnation était son seul repère: le deuil n'avait pas d'âge, et chaque jour qui passait sans le froissement des ailes d'un corbeau donnait raison à sa colère. Il l'interrogeait du regard, ennuyé, et la pressa:"Qu'est-ce qui te prends, tout à coup?"

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    Maris Baratheon
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    Comme une enfant qui, du bout du bâton, fouillerait dans un bloc de tourbe pour en sortir des immondices, Maris remuait les sentiments de son père. Pas besoin de morceau de bois pour cela, il avait suffit d’une seule question.
    Sa colère gonflait comme les nuages qui passaient rapidement au-dessus de leur tête. Chaque phrase qu’il prononçait versait sur elle un venin vulgaire ; ceux qui ne connaissaient pas Lord Baratheon n’y auraient vu que l’expression emportée d’un homme excédé, mais sa deuxième fille était, justement, sa fille. Aussi entendit-elle les notes désagréablement familières du chagrin, de la tristesse. De l’impatience. De l’impuissance.

    “Évidemment qu’il n’a pas écrit,” songea-t-elle en observant du coin de l'œil son père batailler contre son gant. Depuis le meurtre d’Ellyn, elle surveillait les courriers qui arrivaient à Accalmie. Il n’existait pas un claquement d’ailes qu’elle n’ait pas entendu. Elle se gardait bien d’en découvrir le contenu ; Mestre Daniel, ce vieux malin, n’était pas né de la dernière pluie ; il aurait su. En revanche, qu’elle prenne connaissance des sceaux de cire sur les missives encore accrochées aux pattes des corbeaux, ça…

    Sa pique tomba en même temps que son gant.
    Un chien accourrut pour s’en saisir, à la barbe du petit chien jaune qui avait délaissé la sauterelle qu’il martyrisait jusqu’alors pour espérer voler le prétendu morceau de viande de viande négligemment lancé. L’autre chien osa même faire claquer sa gueule pour éloigner le gêneur.
    Maris lança à son père le même regard que le chiot à son comparse : un regard surpris et hébété, comme une bête qui aurait reçu un coup d’une main qui l’avait pourtant toujours nourrie. Durant un instant, elle ressentit la vive humiliation qui l’avait ébranlée toute entière ce jour où le peintre était venu immortaliser leur portrait. Pour elle, il avait fixé sur sa toile un portrait rapide, grossier ; lui aussi savait que ce n’était pas elle le joyau qui finirait par être choisi.

    Mais tandis que le chien se plaignait, penaud, la sidération de Maris se transforma en rogne agitée. Elle s’enfonça un peu mieux dans les couvertures ; elle n’en avait pourtant plus besoin : son sang bouillonnait assez sous sa peau pour lui faire monter le rouge aux joues. Contre ses joues cramoisies, le sang du cerf était presque noir.  

    Son regard resta fixé sur la horde alors que son père reprenait, plus placide, le détail de son courrier. Maris eut envie de rire, mauvaise. “Ça aussi, je le sais !” eut-elle envie de fanfaronner à la mention du nom des Hightower, juste pour gagner un regard confus de la part de Lord Baratheon. Elle se tut cependant, écoutant, muette, son père qui ne tarissait pas d’éloges sur la cousine de sa mère.
    Alicent Hightower avait au moins pour elle le mérite d’être plus maligne que Jaegar et ses conseillers. Le contenu exact de sa lettre lui était inconnu bien sûr, mais la jeune femme se doutait bien de la teneur de son propos. “Certainement des mots affligés pour exprimer compassion et pitié.” Autant de sentiments pour plaire à Lord Baratheon et espérer, peut-être, attirer sa sympathie. Il valait mieux compter son père parmi ses amis et Lady Alicent bougeait ses pions dans ce sens. Peut-être comptait-elle également sur ses liens familiaux avec Elenda. Depuis la naissance d’Olyver, les relations parentales s’étaient améliorées.

    Maris sentit le regard troublé de son père sur elle, mais lui refusa le sien. Elle était toujours vexée par son précédent commentaire.

    “Je sais. Mais je m’impatiente,” répondit-elle sèchement après un court moment de silence.

    Elle n’avait pas besoin de jouer un rôle pour exprimer sa frustration. Elle brûlait de découvrir qui avait fait ça à Ellyn. Elle ne l’avait pas assez aimée lorsqu’elle était en vie ; elle comptait donc soulager sa culpabilité auprès d’une morte. Si elle se démenait, si elle se vengeait… Et l’inaction malheureuse de Jaegar et de son père perdu dans un chagrin qu’il ne voulait pas voir lui-même… Cela lui était insupportable.

    “Que fait Jaegar, au lieu de chercher les coupables ? A-t-on eu vent de la moindre enquête ? Croit-il qu’il est le seul touché par ce qu’il s’est passé à Sombreval ? Il doit en répondre !”

    Sa bouche se tordit en un rictus amer qui auréola son visage maigre d’une expression désagréable.

    “De l’imaginer, paressant au Donjon-Rouge, à préparer sa future intronisation… La distance entre Accalmie et Port-Réal doit l’apaiser. Il se dit certainement qu’il a tout le temps du monde.”

    Le chiot avait retrouvé la sauterelle qui, trop amochée, n’avait pas pu s’enfuir très loin. Ses grosses pattes encore maladroites s’écrasaient dans la boue en tentant d’interrompre les bonds de l’insecte.

    “Je l’ai rencontré, peu de temps avant les funérailles. Nous avons échangé,” apprit-elle à son père. “J’ai lu que, dans certaines peuplades de Mossovy, les femmes détiennent le pouvoir. Les hommes ne leur servent qu’à agrandir leur tribu. Après la naissance de deux garçons dans une famille, tout autre enfant mâle est tué à la naissance car il n’est utile qu’à gaspiller des ressources.”

    Elle leva les yeux vers son père. Leur bleu était aussi dur et cassant que les vagues qui s’écrasaient contre les côtes d’Accalmie.

    “Il a l’aura d’un troisième fils,” asséna-t-elle sans ciller.

    Maris secoua la tête, excédée. Jaegar ne méritait certainement pas d’être jeté sous la carriole de la sorte, mais le garçon lui avait paru doux. Mou. Comme une après-midi paresseuse et ensoleillée de printemps. Et les Baratheon n’avaient pas besoin de rondeur et de tiédeur. Pas après ce qu’on leur avait volé. Pas avec ce qui attendait Westeros. Un enfant fragile en attente de trône était synonyme d’opportunités ; la lettre d’Alicent en attestait.
    Il était hors de question que sa famille rejoignent le camp des perdants. Elle ne perdrait pas une personne de plus.

    “Il nous faudra compter sur ses conseillers, j’imagine,” concéda-t-elle d’un ton ironique. “En espérant qu’ils se rappellent à notre bon souvenir.”

    Ses mots continuaient à agiter la tourbe, alimentant de petit bois les pires travers paternels ; des travers qui ne lui étaient pas inconnus. L'idée ne devait pas venir d'elle.

    Devant eux, la meute finissait de s’organiser. À travers leurs silhouettes mouvantes et floues, les bois gigantesques du cerf étaient le seul point fixe.

    “C’est juste que…”

    Elle fit claquer sa langue contre son palais.

    “Attendre. Cela m’horripile.” Elle soupira. “La cousine de mère m'a écrit aussi. Jaegar n'écrit pas et eux nous noient de lettres.”

    Sa voix sardonique fut avalée par un coup de tonnerre lointain.

    Les clameurs et l’agitation des chasseurs se calmèrent enfin. Certaines voix plus fortes appelaient les chiens pour les regrouper.

    “Vous avez raison, je n’aime pas parler de cela non plus,” reprit-elle d’une voix moins secouée. “Ont-ils enfin fini ? Le tuer aura été moins long que l’harnacher,” s’exaspéra-t-elle en fixant la horde, toujours plus emmitouflée dans ses couvertures.

    D’un coup de dents, le petit chien jaune arracha enfin la tête de la sauterelle avec un aboiement joyeux.




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    Le froid enveloppait ses mains nues. Sur sa peau, la bise de brume glissait et c'était comme si l'haleine de la forêt glaçait ses doigts poisseux. Ce sang noir, il l'abandonnait au bout de ses mains. Il lui était un vêtement plus naturel que le cuir du gant; plus doux que le lin d'une tunique, plus familier que les cheveux de son épouse entortillés autour de son doigt. Tout autour de lui, les arbres pétrifiés tendaient des branches crevées de minuscules bourgeons endormis qui, encore bruns et paresseux,   promettaient timidement le printemps tant attendu. Que ne pouvait-il précipiter les saisons, et les traitres avec elles!

    Le secret était l'élément le plus difficile à supporter pour sa nature brutale, exigente, absolue. L'idée de la dissimulation -bien qu'il n'y soit pas étranger- chez les autres, le rendait fou. Qui pour le trahir? Qui pour le tromper? Quelle négligence dénoncer, quelle faille fallait-il accuser? Le doute, cette abomination, l'avait mordu au coeur. Sa colère dépourvue de cible évidente était comme un lourd nuage incapable de déverser sa pluie. Une menace épaisse. Stationnaire.
    Le lord écoutait sa fille qui parlait. Il portait sur elle un regard étrange. Etonné, il songeait à ce qu'elle lui racontait: Que n'aurai-je pas donné, pour deux fils? Néanmoins, son regard se fit plus appuyé en croisant celui de Maris, pour mieux saisir le sentiment de compréhension et nouer l'accord sinistre de leurs opinions. Maris. Ma Maris, et sa petite langue couverte de venin.

    Il apprenait, non sans un certain plaisir, l'empressement de la Princesse de Peyredragon à s'assurer ses bonnes grâces, mais aussi celles de sa famille toute entière. L'inquiétude de cette femme lui plaisait; elle flattait son égo. La satisfaction de la voir multiplier ses efforts illumina son regard d'un éclat mauvais et supérieur; qu'elle leur fasse du charme, après tout, n'était-elle bonne qu'à cela!

    Pris dans sa réflexion, le Suzerain ne devait pas répondre immédiatement à sa fille puinée. Après un dernier regard, il se détourna pour observer la carcasse que l'on avait soigneusement chargée sur le dos d'une grande et belle mule. Plaqué sur la croupe sombre, le corps du cerf pendait sans grâce, pesant sur les cordes. Sous ses grands yeux bruns qui ne voyaient plus, seule sa langue grise gigotait tristement lorsque la mule bougeait.
    "Ne plaisante pas avec ça," La pria Borros lorsque la jeune fille se permit une nouvelle remarque acide. "Tu es parvenue à l'abattre, mais le cerf méritait mieux que tes simagrées," poursuivait-il, tandis qu'on lui rendait d'une main son couteau de chasse- qu'il accepta sans enthousiasme, comme s'il ne lui appartenait plus tout à fait- et de l'autre son cheval, dont on avait essoré les crins et essuyé la selle. Il sauta en selle puis, comme les paroles de sa fille trainaient dans son esprit comme une piste inexplorée, il déclara:"Tu n'as jamais été patiente."  Dans sa voix, le reproche le disputait à une sorte de gratitude; cela faisait des semaines qu'il ne s'était pas senti si compris, si bien entendu. Il avait erré dans son palais, incapable de trouver le soleil, et s'il ne doutait pas que la révolte du deuil avait contaminé toute sa famille, il avait été loin de s'imaginer qu'une simple conversation à l'écart d'une chasse pourrait lui apporter un semblant de soulagement. Tandis que les valets et écuyers présentaient à la jeune femme son destrier -se préparant, non sans une certaine crispation, à recevoir les reproches dont elle avait l'habitude de les couvrir- le Lord d'Accalmie observait la brune dans un silence pensif. Une expression perplexe et curieuse froissait ses traits rosis par le froid matin, remuant quelque chose au fond de ses yeux bleus.

    --------------------------

    Il avait fait porté la ramure nettoyée à sa table; l'os du crane, frais, encore humide des onguents et des huiles, inspiraient une certaine répugnance à Floris, qui rechignait à y passer sa petite main. Elle avait approché son père avec une prudence toute calculée -s'imaginant sans doute que l'arrivée des plats le ferait changer d'avis et l'autoriserait à retourner à sa place- et se tenait à ses côtés avec une mine boudeuse et ennuyée. Dédaignant le repas et le vin, Borros l'encouragea. Il l'interrogea sur l'âge du cerf, n'obtenant d'elle que des réponses lancées au hasard de son ennui. Les pommes de terres laquées au miel l'attendaient, fumantes, loin des questions pressantes du Suzerain. Lorsqu'il lui reprocha avec un sourire le peu d'intêret qu'elle portait à la prise de sa soeur, elle lâcha un soupir dubitatif: "Pfff!"

    "Que lui avez-vous dit?" s'enquit son épouse. Depuis le retour de l'équipage, elle observait avec appréhension la nouvelle humeur de son mari; et les accents joyeux de sa voix avaient pour elle l'allure de mauvais présages.

    Les yeux du Lord regardaient, avec un certain ravissement, la mine incrédule et pleine de mépris sororal de sa cadette qui, se tournant brièvement vers Maris, la jaugeait un instant avant de se tourner vers son père. Après avoir mesuré d'un coup d'oeil l'expression impassible et souriante de ce dernier, elle hocha négativement la tête, secouant les rubans noirs de ses cheveux."Tu mens!" accusa-t-elle. Elle eut un petit rire lassé, de ceux qu'elle lui réservait lorsqu'elle devinait les plaisanteries de son père. D'un haussement de ses sourcils, il l'invita à aller lui demander elle-même.

    Observant le dos de la petite fille s'éloigner sans conviction, Borros sentit le regard aiguisé de sa femme, plein de questions et lourd, déjà, de reproches prudents. Quelque chose dans la manière que son mari avait de contempler Maris l'orripilait; sans aucun doute avait-elle déjà deviné qu'une idée lui était venue. Et cela ne lui plaisait visiblement pas. Son époux comme sa fille étaient des individus prometteurs, mais dangereusement défiants. Aussi fiables qu'un charbon de feu sur la glace.

    "Elle vous a écrit à vous aussi, n'est-ce pas, la Hightower?"

    Percevant la critique dans le ton plat du brun, elle rétorqua avec patience et naturel:"Je crois qu'elle nous a tous envoyé une missive."

    "Vraiment? Même Olyver?" moqua le Lord. Un frisson d'impatience avait fait tremblé sa voix.

    "N'oubliez-pas qu'elle est ma cousine, il est bien..."
    "Je l'envoie à Port-Réal." trancha la voix sourde du Suzerain. Sa femme le regarda sans comprendre.

    "Comment? Qui?"

    Son expression se troubla, exaspérée de ne pas saisir ce qu'elle venait d'entendre et s'imaginant un caprice avant de percevoir, dans ses mots, l'accent définitif d'une décision. Perplexe, elle interrogea le profil borné de son époux. Il masquait mal sa satisfaction de renouer avec l'action; La férocité dans ses yeux, sereine, s'épanchait en un sourire vague. Elle lui connaissait ce visage. Il était d'ordinaire adorné d'insultes, d'une provocation. C'était celui qui le précédait dans ses combats.  La surprise l'incommodait, mais pas autant que le soupçon qui lui nouait la gorge. Le regard que la Lady abattit sur sa fille témoignait de sa stupeur. Sa voix, lorsqu'elle parla, avait des relents incriminants.

    "Maris?" s'étrangla Ellenda.  

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    Maris étouffa un bâillement dans le revers de sa main. Des larmes de fatigue lui montèrent aux yeux. Avec un soupir, elle s'enfonça un peu mieux contre le dossier pour ramener le livre sur ses genoux. Le recueil était imposant et sentait le vieux papier. Sous ses doigts, elle sentait la couverture de cuir craquelé, le creux des lettres qui avaient été enfoncés à la presse. “Vie et règne d’Aenys Ier”, écrit par un certain Mestre Orryn.
    Bien que la lecture fut enrichissante, l’adrénaline de la course s’était tarie, la laissant fourbue. Sous sa couverture, elle tendit ses longues jambes minces pour les rapprocher du feu. Il y avait des heures qu’ils étaient rentrés, mais elle ne parvenait pas à chasser l’impression d’être trempée.

    Dans le vaste salon, les domestiques s’affairaient à débarrasser les restes du festin, tandis que dans une alcôve voisine, ses parents conversaient à voix basse. Maris tendit l’oreille, curieuse, mais les mots ne lui parvenaient qu’en un murmure indistinct, étouffé par la distance.

    Une démarche bruyante interrompit ses efforts d’écoute, brisant ses espoirs de percer le secret des conversations.

    “Je suis sûre que Père se moque de moi,” bougonna Floris, un sourire malicieux flottant sur ses lèvres, alors qu’elle se plantait devant sa sœur aînée.

    Maris leva un regard las vers sa cadette, les sourcils froncés.

    “Tu ne veux pas te pousser de devant la cheminée ? J’essaye de me réchauffer.”

    Mais Floris l’ignora, se décalant même légèrement pour s’assurer de cacher totalement les flammes à sa sœur.

    “Il m’a dit que c’était toi qui avais tué le cerf,” reprit-elle avec insistance.

    Maris haussa un sourcil, un éclat de triomphe dissimulé sous une façade de désinvolture, avant de replonger dans son livre.

    “C’est vrai,” répondit-elle, nonchalante. “Pousse-toi de devant la cheminée.”

    “N’importe quoi !” s’écria Floris, incrédule. “Tu sais à peine tenir en selle ! Je t’ai vue la dernière fois que tu t’entraînais… Tu pensais que personne ne te voyait, n’est-ce pas ?”

    Un rouge de gêne monta aux joues de Maris. “Elle m’observait, cette petite peste ?” songea-t-elle, furieuse. Elle avait pourtant pris soin de se lever à l’aube, certaine de ne croiser personne. Elle avait bien assez honte comme ça !

    “Pense ce que tu veux,” lâcha-t-elle, ses dents serrées malgré ses efforts pour paraître détachée. “Demande à Clarysse. C’est elle qui m’a aidée à nettoyer les traces de sang que Père a dessinées sur mes joues. Maintenant, bouge !”

    Elle envoya un coup de pied dans la cuisse de sa sœur, qui poussa un cri de surprise en s’écartant vivement.

    “Eh !” protesta Floris. “Tu aurais pu me faire mal !”

    “C’était le but. Tu n’as pas mieux à faire maintenant ? Va donc embêter Cassandra.”

    Mais la cadette s’agenouilla à ses pieds, l’air résolu.

    “Tu as mangé le cœur alors ? Père te l’a donné ?”

    Maris pinça les lèvres, cachant sa vexation sous un masque de dégoût qu’elle arborait si souvent.

    “Berk, non. J’ai refusé,” mentit-elle. “C’était répugnant !”

    Floris s’affaissa contre les jambes de son aînée, déçue. Elle enfouit son visage dans la jupe de Maris, visiblement abattue par l’ennui.

    “Tu n’es pas drôle… Comme Cassandra. Elle a passé la journée à déprimer dans sa chamb…”

    Un éclat de voix maternel fit sursauter Floris. Les deux sœurs tournèrent la tête vers l’alcôve où leurs parents se tenaient, leur père répondant fermement à l’empressement de leur mère.

    “Qu’est-ce qu’il se passe ?” chuchota le dernier orage, les yeux fixés sur les ombres mouvantes.

    “Si tu ne jacassais pas tout le temps, j’aurais peut-être entendu quelque chose.”

    La réponse vint sous forme d’un coup de coude dans le tibia. Œil pour œil, dent pour dent.


    *


    Maris détestait le chenil. L’endroit était bruyant, puant et glissant. “Il y a plus de boue ici que dans toute la forêt”, songea-t-elle, calculant chaque pas pour épargner ses souliers. “Où est Ossian quand on a besoin de lui ?” Poussant un soupir exaspéré, elle parcourut du regard l’étendue sombre, cherchant le domestique dont la silhouette lui était si familière. Mais il fallait se rendre à l’évidence : le gardien des lieux était absent.

    “Évidemment,” murmura-t-elle en grinçant des dents.

    Sa voix déclencha un concert d’aboiements furieux. Elle leva les yeux au ciel avant de retrousser sa robe. “Où est-il maintenant, celui-là ?” Plutôt que de chercher Ossian dehors, elle se mit à examiner les cages. Les chiens se pressaient contre les barreaux, leur pelage humide brillant sous la lueur du jour gris.
    Elle finit par apercevoir le petit chien jaune. Le plus petit de son enclos, fraîchement transféré parmi les adultes, grognait en tirant sur la queue d’un épagneul roux qui l’ignorait royalement. “Quel imbécile”, songea-t-elle, dédaigneuse. “Aussi bête que vilain.”

    “Ah, lady Maris ! Quelle surprise de vous trouver ici.”

    La voix du Mestre Daniel la tira de ses pensées. Il émergea, dégoulinant sous la pluie, ses cheveux encore blonds malgré son âge cachés sous un bonnet de laine gris.

    “Quel printemps…” soupira-t-il en essorant sa cape.

    “Vous me cherchiez ?” trancha Maris, peu encline aux bavardages.

    Le Mestre eut un léger rire, semblant dire “vous n’êtes pas le centre du monde, jeune fille”, et bien qu’il n’eût encore rien prononcé, Maris se sentit déjà vexée.

    “Non. On m’a signalé qu’une bête s’était blessée à la patte. Je viens l’examiner.”

    “Ossian n’est pas là,” fit-elle remarquer en croisant les bras.

    Il fronça les sourcils.

    “C’est fâcheux… Ah, lady Maris !”

    Elle se retourna, soupirant, alors qu’elle s’éloignait.

    “Votre père m’a chargé de vous le transmettre : nous répondrons à l’invitation de la cousine de votre mère.”

    Maris fronça les sourcils. Cette nouvelle était inattendue. Son père, habituellement si peu enclin aux mondanités depuis la mort d’Ellyn, acceptait une invitation ?

    “Il souhaite également que vous demeuriez à la capitale après la cérémonie.”

    Le cœur de Maris battit plus fort. Elle avait réussi. Son père lui faisait assez confiance pour l’envoyer défendre leurs intérêts à Port-Réal.

    La vague culpabilité qu’elle éprouvait à l’idée d’avoir si vilainement encouragé son père ne parvenait pas à ternir le sentiment victorieux qui manquait de lui arracher un sourire. Elle demeura pourtant impassible, bien que le vieux Mestre ne soit pas dupe. Il darda sur elle un regard oscillant entre inquiétude et scepticisme.

    “Cette décision est étonnante, elle aussi,” admit-il d’une voix tranquille. “Après la mort de votre soeur, j’imaginais que lord Baratheon rechignerait à envoyer une autre de ses filles dans les Terres de la Couronne.”

    “Vous sous-estimez mon père, Mestre. Il n’aura jamais peur de jouer ses atouts, et encore moins de risquer un pion… surtout si celui-ci sait se défendre.”

    Ce fut avec l'insolence de ceux qui croient encore le monde à leurs pieds que Maris dépassa l’homme après l’avoir gratifié d’un bref hochement de tête, emportant avec elle cette assurance impertinente propre à la jeunesse, qui, aveugle à ses propres faiblesses, s’avance toujours en conquérante.




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