Le fracas du bocal en terre cuite brisa son coeur en même temps que la poudre anciennement à l'intérieur se répandait sur le sol. Les pages déchirées du nouveau grimoire qu'elle avait bien entamé étaient éparpillées dans la chambre, les maigres plantes qu'elle avait réussies à faire pousser dans cet environnement trop salé avaient été arrachées à leur terre et il ne restait plus rien des travaux qu'elle avait entamés. Les yeux rivés sur ce désastre, elle ne pouvait rien faire d'autre qu'attendre que la colère de l'homme redescende, si toutefois elle le pouvait. Les mains solidement agrippées sur une étagère, il la tira pour qu'elle se fracasse au sol. Tamsin, une main sur sa bouche, retint de justesse le cri qui poussait dans son ventre pour s'échapper. Des années de travail, d'acharnement, de dépense des pauvres piécettes qu'elle récupérait à droite à gauche pour s'acheter un minimum de matériel, pour retrouver un semblant de son activité qui la faisait vibrer, réduit à néant en quelques minutes d'une colère sourde. Et quand, finalement, il n'y eut plus rien à casser dans cet espèce de placard qui servait de chambre à Tamsin, l'homme se tourna vers elle. Le regard furieux, les poings serrés, il avait une lueur de folie dans les yeux. "C'est de ta faute." Ceci, il l'avait répété une bonne quinzaine de fois lorsqu'il était entré dans sa chambre, de force. « Je ne suis que la messagère. » Des explications vaines, une justification qu'il refusait d'entendre. Une ruée en avant, la main tendue pour tenter d'attraper la sorcière, il la manqua de très peu, quelques millimètres à peine qui suffirent à offrir les quelques secondes dont Tamsin avait besoin. Elle bondit hors de la pièce, la lui claqua au nez et la ferma à clé.

Maigre consolation en voyant les gonds trembler sous les coups qu'il donnait de l'autre côté. Elle n'allait pas tarder à céder et il n'y avait qu'une seule personne qui daignerait peut-être la protéger dans cette situation qu'elle aurait préféré garder pour elle. Un secret qu'elle avait gardé et qu'elle regrettait maintenant de ne pas avoir partagé avec Dagon. Elle ne réfléchit pas plus et détala dans les couloirs, ayant le temps de descendre quelques marches avant d'entendre la porte se fracasser à l'étage du dessus. Il était sortit. Le bruit de ses pas était lourd, rapide, et elle accéléra sa propre course, quittant la demeure Salfalaise sous les regards interloqués de ceux qu'elle croisait pour rejoindre l'endroit où elle savait qu'il serait. Elle l'avait observé, étudié, parfois espionné, elle connaissait ses habitudes, ses préférences, ses agacements, les moments où elle pouvait le rejoindre dans ses draps et les moments où elle devait l'éviter. Et là, elle était à peu près sûre de l'endroit où elle pourrait le trouver. Et s'il n'y était pas... Le saut du haut de la falaise serait sûrement moins douloureux que si elle se faisait attraper par l'homme furieux qui la suivait.

Derrière elle, le monstre de colère la talonnait, quelques mètres les séparaient. Devant elle, Dagon fixait la mer, comme il avait souvent l'habitude de le faire. Que ce soit le bruit de la course ou que ce soit son instinct, l'héritier de Salfalaise se tourna pile au moment où Tamsin arrivait, se jetant dans ses bras dans un dernier élan de désespoir. Ses poumons brulaient, son souffle était sifflant, ses joues rouges, elle n'était pas en condition pour ce type de sprint et seule la peur lui avait donné assez d'ailes pour qu'elle vole jusqu'à lui. En face d'eux, l'autre avait stoppé sa course en reconnaissant son supérieur mais dardait sur la femme un regard bourré de haine. "Tu ne vas pas t'en sortir comme ça, sorcière." Connu pour être d'ordinaire un homme serein et responsable, celui qui se tenait face à Dagon bouillonnait aujourd'hui de rage. Quelque chose l'avait fait déraillé.

Nichée dans les bras de Dagon, les mains fermement agrippées à sa tunique, elle avait tourné la tête pour regarder son poursuivant s'en aller, le regard mauvais, annonciateur d'une revanche à venir. Pour l'instant toutefois, il renonçait. Son coeur battait à tout rompre dans sa poitrine et son souffle sifflait à cause de l'effort, son corps probablement aussi étonné qu'elle de constater qu'elle pouvait courir aussi vite. Son front reposa un instant sur le torse du fer-né, quelques secondes, juste le temps de reprendre ses esprits, de calmer son angoisse, de saturer cette adrénaline qui avait pulsé dans ses veines et qui retombait maintenant, la laissant comme si elle avait pris un coup de marteau sur la tête. « Je n'ai rien. » confirma-t-elle. Mais ça n'allait peut-être pas rester ainsi. Elle aurait aimé que le moment soit mieux choisi, que l'endroit et la forme soient plus agréables, mais le fer-né allait lui poser des questions et elle n'avait pas le coeur à lui mentir. Outre leur début chaotique, les années passées à ses côtés avaient créé un lien qu'elle n'aurait voulu perdre pour rien au monde. De toutes les violences qu'elle avait endurées dans sa vie, celle des fer-nés était la moins pire. Loin des assassins masqués et des magiciens bouffés par la noirceur de leurs pouvoirs qui trainaient dans les rues continuellement sombres d'Asshaï, loin des volantains qui avaient fait de sa vie un enfer durant les mois interminables aux côtés de son mari qui abusait d'elle, elle avait trouvé un équilibre aux côtés de celui que d'autres considéraient comme un monstre. Et objectivement ils avaient toutes les raisons de le considérer comme tel, simplement Tamsin ne faisait pas face à cette facette de lui, ou du moins ça n'était jamais arrivé. Jusqu'à ce jour, peut-être.

L'esprit plus calme, les idées claires, elle releva la tête vers lui. « Je dois t'avouer quelque chose que j'aurais dû te dire depuis longtemps. » Les mots étaient plus fluides, plus ordonnés que lorsqu'il l'avait sortie de la cale. En plus de ce sentiment qui prenait beaucoup de place dans sa poitrine et qu'elle n'avait jamais connu avant, ce sentiment qui la rendait de mauvaise humeur quand il n'était pas là et qui lui donnait des papillons dans le ventre lorsqu'elle le voyait, sa relation avec Dagon lui avait apporté beaucoup. Les longues conversations qu'ils avaient eu ensemble au fil des années avaient considérablement amélioré son langage, elle était plus épanouie, se sentait ironiquement plus libre qu'elle ne l'avait jamais été auparavant, elle avait même réussi à s'intégrer parmi les autres domestiques et à lier des sortes de liens d'amitié. « Je voulais le faire, je t'assure, mais plus le temps passait, et plus je te faisais confiance, et plus je me trouvais idiote de ne pas en avoir parlé avant. » Elle s'écarta, juste assez pour mettre un peu de distance entre eux et ne pas avoir à trop relever la tête pour le regarder. Ses traits étaient anxieux, attristés aussi. « L'homme, s'il te plait, ne le punis pas. Il est fâché parce qu'il va perdre sa femme. » La boule dans son ventre grossissait, les mots dans sa tête s'emmêlaient, consciente que sans le contexte il ne pourrait rien y comprendre. Elle ne craignait pas Dagon, elle avait juste peur de le décevoir. Peur qu'il la regarde différemment. Peur qu'il la rejette. « Tu te souviens, quand tu as demandé mon nom ? Je n'ai pas tout dit. » La salive dans sa gorge avait du mal à passer. « Je ne viens pas de Volantis et j'ai un nom de famille. Je m'appelle Tamsin Sil Meqqan, mon nom me vient de ma mère. Je suis née à Asshaï-lès-l'Ombre. »