Les rires allaient bon train dans la grand-salle du château de Pyk, bondée de nobles fer-nés occupés à ripailler, à boire, chanter, jouer à toutes sortes de jeux. Entre les tables dressées pour l’occasion serpentaient les serviteurs, des femmes pour la plupart, portant mets et boissons jusqu’aux convives qui les consommaient presque aussitôt arrivés. Les festins n’étaient pas si communs au sein du château des Greyjoy, Baldur lui-même, en homme gris au cœur de fer, n'avait que bien peu d’intérêt pour les réjouissances de ce type. Mais pour Dalton il en allait autrement. Bien sûr les maigres ressources des îles ne permettaient pas la tenue de banquets réguliers et ce qui s'apparentait le plus à ce genre d’évènements rassemblait souvent une dizaine de convives au mieux : un seigneur et sa maisonnée, souvent. Mais aujourd’hui était un jour spécial, le royaume se tenait au bord du gouffre et sous peu le chaos se répandait à travers tout le continent, sans manquer d’impacter l’archipel du couchant. Le jeune suzerain des îles en était bien conscient, son instinct le lui avait crié alors même que la guerre se terminait à l’est et que les premières manigances naissaient entre les seigneurs continentaux. La guerre contre Volantis et les cités-libres avaient largement contribué à auréoler Dalton de prestige aux yeux de ses vassaux, mais face aux épreuves à venir il était de bon ton de resserrer encore un peu plus ces liens. Aussi les nombreuses richesses ramenées de l’est étaient venues nourrir le trésor fer-né et ce qui n’avait pas été dépensé pour améliorer la flotte et pour préparer les îles à la guerre, ou bien stocké pour l’avenir, avait été investi dans ces réjouissances.

Bien calé dans son fauteuil seigneurial, au beau milieu d’une table surélevée par rapport au reste de la salle, Dalton s’était bien amusé des pitreries d’un jongleur ramené des Terres de l’Ouest à l’occasion des pillages et avait trouvé un réel intérêt dans les quelques airs joués par les musiciens fer-nés conviés pour l’occasion… Mais à présent l’ennui commençait à le saisir. Il observait les invités mais aussi les murs de pierre humides de son château, jouant avec un pilon de poulet entre ses doigts. Son épée valyrienne n’était pas loin de lui, posée contre son siège, et malgré qu’elle fut rangée au fourreau, la poignée restait à portée au besoin. Pour autant il ne comptait pas s’en servir : la soirée était placée sous le sceau de la détente et de l’amusement. Reposant son os dans son assiette, il observait rapidement les personnes installées à sa table : les Wynch, le seigneur Harloi et son fils, Dagon Salfalaise… Tous invités d’honneur pour ce soir. Ils avaient tous combattu dans l’est, comme la majorité des personnes présentes et beaucoup arboraient encore des souvenirs de ces péripéties guerrières. Dalton lui-même portrait à l’index droit un anneau d’or marqué des armes de la maison Tagaros, pillé dans la demeure-même du triarque lorsque le sac de la ville avait été opéré. Le jeune seigneur cessa d'observer autour de lui pour se replonger un instant dans ses pensées, le regard rivé sur le boc de bière posé devant lui.

"Les préparatifs sont allés bon train depuis notre retour aux îles, beaucoup de vivres ont été stockés, les navires endommagés sont réparés et de nouveau sont sortis des chantiers navals... Tout se passe bien pour le moment, nul accroc dans notre préparation. Ils doivent bien le savoir eux aussi, pour maintenant. Beaucoup doivent se réjouir, et à raison ! Si les dragons se déchirent entre eux, cela ouvrira des opportunités nouvelles, telles que nul n'en n'a connu depuis l'avènement du Conquérant. Mais il faudra se montrer fin, et prudent dans la manœuvre... Enfin, voyons un peu leur état d'esprit ce soir."

Soufflant par les narines, le Kraken rouge finit par se lever tout en s’emparant de sa chope encore pleine, brandissant celle-ci face à l’assemblée qui progressivement se taisait à la vue du jeune seigneur désireux de s’exprimer.

“Je souhaite boire à la faveur des morts ce soir ! Ceux qui ont été tués le fer à la main sur les ponts de leurs navires dans le Détroit, abattus sur les côtes de Lys ou de Dorne, terrassés dans les rues en flammes de Volantis. Profitez bien de ces réjouissances, mes seigneurs et dames de fer, car la tempête se lève de nouveau à l’est et elle ne manquera pas de frapper durement nos rivages ! Mais nos côtes ont été façonnées par les rafales, sculptées par les vagues, tout comme nous. Je vous le dis ce soir mes amis, aussi redoutable que puisse être ce typhon, nous n’y serons pas noyés, car ce qui est mort ne saurait mourir !”

A ces derniers mots le jeune seigneur vida l’entièreté de sa chope, achevant le toast tout en laissant aller les éventuelles réactions, s’installant de nouveau sur son siège.

De nouveau installé à sa place seigneuriale, Dalton se mit à fixer son assiette vide, l’air ailleurs. Le jeune homme songeait à tout ce que son discours impliquait et aux possibilités qui ne manqueraient pas d’apparaître au fil du conflit… A tout ce qu’il faudrait encore préparer pour que les îles soient prêtes à faire face correctement à la marée. Rejetant ses couverts, il s’appuya plus lourdement contre le dossier de son siège pour fixer les musiciens en contrebas de l’estrade, soudainement bien ennuyé. Le jeune Greyjoy n’avait jamais vraiment aimé Pyk et ses pierres grises, préférant de loin l’humidité de son navire à celle de sa demeure. Les halls et les tours lui paraissaient oppressantes et il n’aimait rien moins que les quitter pour partir au large ou même simplement vagabonder dans son domaine ou rendre visite à ses vassaux. Il avait toujours eu la bougeotte de toute manière, un autre point de divergence avec son père qui semblait être rivé aux pierres de son château comme une moule à son rocher. Le Kraken Rouge soupira, tout sens de la fête envolé, alors qu’il promenait un regard plus morne sur l’assemblée, scrutant les quelques têtes avec lesquelles il n’avait pas encore échangé ce soir.

En bon hôte il avait fait en sorte de rencontrer tous ses vassaux à mesure qu’ils paraissaient et comptait bien continuer avec ceux qu’il n’avait pu saluer jusqu’à présent mais même cette tâche paraissait bien morne en comparaison de tout ce qui l’attendait : s’il n’était pas un grand gestionnaire le préparation à la guerre l’intéressait infiniment plus que ce banquet, ne serait-ce que parce qu’il brûlait de se savoir enfin prêt à bouger. S’il avait indubitablement fait ses preuves aux yeux de ses vassaux, le reste du monde ne le connaissait encore qu’à peine. Certes, Volantis se souviendrait sans doutes de lui pour longtemps encore et les Farman le maudissaient probablement chaque jour pour le rapt de leur fille mais pour les têtes couronnées chevauchant les dragons, celles-là même qui allaient s’entre-déchirer d’une lune à l’autre, il n’était probablement rien de plus qu’un vague pion placé en bordure du plateau. Comme l’avaient été tous les Greyjoy et à plus forte raison tous les Fer-Nés depuis la chute d’Harrenhal sous les flammes de la Terreur Noire et bien que Dalton n’ait pas connu l’époque qui précédait la chute, les récits de grandeur et de liberté du peuple des îles avaient bercé son enfance. Reconstituer un royaume aussi vaste et riche que celui d’Harren le Noir restait une fable à ses yeux, mais il espérait bien étendre d’avantage l’influence de son territoire sur le continent, offrir à ses sujets des terres vertes et fertiles et assurer la possibilité de mener des raids au-delà des mers vers des destinations aussi exotiques que celles qu’il avait lui-même visité. Un rêve pour le moment, qui se disputait la place avec les espoirs de renommée et de légende que nourrissait encore le jeune homme, pour lui comme pour ses fidèles.

Balayant toujours l’assemblée du regard, à demi-perdu dans sa rêverie, Dalton finit par arrêter son attention sur le faciès lugubre de Dagon Salfalaise, l’un de ses vassaux désormais et un homme qu'il n’avait pas revu depuis les évènements de Volantis et la glorieuse campagne vers l’est. Il faisait encore partie de la liste des invités qui n’avaient pas été salués et le jeune seigneur entendait bien y remédier immédiatement. Prenant appui sur la table et s’emparant de Crépuscule pour la remettre à son ceinturon- comme il l’avait fait à chaque fois qu’il s’était déplacé depuis le début du festin - il partit d’un pas preste et félin pour descendre les marches de l’estrade, serviteurs et convives s'écartant de sa route dès lors qu’ils remarquaient son approche jusqu’à finalement rejoindre Dagon et le saluer, tendant vers lui son avant-bras dans un geste guerrier.

“Dagon Salfalaise ! Nous ne nous sommes plus revus depuis notre expédition vers le Couchant… Vous semblez bien vous porter en tous cas, je m’attendais presque à vous voir dépérir à l’idée de toutes les obligations qui vous incombent à présent que vous portez un titre seigneurial.”

Si Dalton ne considérait guère que les Wynch comme des amis au sein de ses vassaux et qu’il prenait bien garde à ce que les choses restent ainsi, il ne pouvait s’empêcher d’affecter une forme de familiarité plus prononcée à l’égard de ceux qui avaient combattus à ses côtés en orient, une sorte d’égard qu’il n’offrait pas à tous.

Le Festin du Kraken

Le festin du kraken

La réplique d’Alanna le fit rire, il n’aurait pas dû s’attendre à une question de sa part. Il affecta alors un air faussement indécis, les bras croisés.

“Je ne sais pas Wynch, quand tu auras désaoulé sans doutes ! Si ma commandante en second est aussi ronde qu’une barrique quitter Lordsport en vie et avec les honneurs sera déjà une grande réussite !”

Il partit alors d’un rire sonore, nullement soucieux des autres rires et beuglements qui hantaient déjà son hall. Non, le seigneur de Pyk était chez lui après tout ! Il attendait la réponse de son amie d’enfance, mais le regard de Tamsin à la mention de Westeros ne lui avait pas échappé et c’est sans grande peine qu’il retourna son attention vers la femme-sel lorsqu’Alanna s’adressait à elle. Au départ il n’avait pas vraiment prêté attention à la mystique, après tout ce n’était qu’une esclave parmi d’autres mais de toute évidence celle-ci cogitait, ou du moins essayait de le faire à travers les brumes de l’alcool. Et malgré ses difficultés évidentes pour s’exprimer. Profitant de l’échange entre les deux femmes, il retourna son attention vers Dagon, lui désignant ensuite Tamsin d’un geste du menton.

“D'où l'avez-vous ramenée celle-ci ? Je n’ai pas souvenir de l’avoir vue avant ce soir.”

L’accent de la jeune captive était indéniablement oriental mais le Kraken Rouge ne parvenait pas à donner un nom au pays dont il transportait les sonorités. Le seigneur de Salfalaise avait dû la ramener de Lys… Ou peut-être de Volantis. Elle n’était en tous cas ni d’ici ni de là, car le jeune homme avait déjà entendu le parler de ces deux cités et il ne ressemblait pas entièrement à celui de la femme ici présente. Mais d’un autre côté, il y avait tant de monde, issus d’horizons toujours aussi différents que lointains dans ces grandes cités de l’orient… L’esclavage produisait cet effet là et même aux Îles de Fer bien qu’à moindre échelle. Combien y avait-il d’hommes et de femmes des cités-libres, des îles d’été, du grand nord et de Westeros dans les champs, les mines, les ateliers, les lits des fer-nés ?

Le jeune seigneur caressait le pommeau de son épée d’acier valyrien du bout du pouce, alternant du regard entre Tamsin et Alanna dans leur échange tout en tendant l’oreille à la réponse de Dagon malgré le boucan. La vue des deux lui évoquait sa propre femme-sel, du moins celle qu’il considérait comme la “favorite”, Lysa Farman. Quelle beauté, mais surtout quel courage, quelle fierté. Le raid sur les Terres de l’Ouest avait été stupide, avec le recul il s’en rendait compte mais maintenant est-ce qu’il le regrettait ? Pas le moins du monde. La simple acquisition de l’Ouestrienne compensait toutes les tensions engendrées avec les Lannister et de toute manière ces braillards à la crinière dorée pouvaient bien rugir autant qu’ils voulaient depuis leur cailloux, ça ne les changerait pas en poissons pour autant. Et c’est bien ce qu’il leur faudrait pour parvenir jusqu’aux îles en vie, songeait-il avec une pointe d'orgueil.